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Article tiré du journal Le Bâtisseur, printemps 2006, n°63, p.6-9
Le développement de l'industrie de l'aluminium dans le secteur d'Alma est étroitement lié aux bouleversements provoqués par la Deuxième Guerre mondiale. La centrale d'Isle-Maligne avait été érigée dans les années 1920, mais les conditions engendrées par la guerre allaient entraîner de nouveaux développements majeurs au milieu des années 1940. Forcée d'augmenter sa production, Alcan allait devoir construire des dizaines de nouvelles salles de cuves. Arvida ne pouvant plus absorber seule cette croissance qui allait multiplier par sept la capacité de production de la compagnie sur à peine cinq ans, il fallut bientôt regarder ailleurs, là où la main-d’œuvre pouvait être disponible et l'énergie électrique facilement accessible. Après Shawinigan, Beauharnois et La Tuque, une salle de cuves « temporaire » fut donc érigée en un temps record sur le plateau qui surplombe la centrale d'Isle-Maligne, sur la rive droite de la Grande Décharge, au printemps de 1943.
La guerre avait toutefois commencé à transformer le paysage d'Isle-Maligne bien avant ça. Au mois de juin 1941, la 14e Batterie d'artillerie antiaérienne arrivait au Saguenay, en provenance d’Halifax, avec ses quatre canons de trois pouces, représentant la moitié de toute l'artillerie lourde antiaérienne au Canada. Deux canons furent déployés autour des usines d'Arvida et les deux autres furent installés près de la centrale hydroélectrique d'Isle-Maligne, principale source d'approvisionnement en énergie d'Arvida. Le complexe saguenéen d'Alcan avait été identifié depuis longtemps comme l'un des points les plus sensibles de la défense canadienne et les autorités alliées faisaient tout ce qu'elles pouvaient pour lui accorder la protection qu'elles croyaient nécessaire. L'aluminium est un métal léger qui entrait pour une large part dans la fabrication des éléments nécessaires à la construction des avions utilisés pendant la Deuxième Guerre mondiale : hélice, moteur, fuselage et ailes. Un seul grand bombardier Halifax ou Lancaster, par exemple, pouvait en contenir jusqu'à dix tonnes.
Or, la production d'aluminium était loin d'être répandue également à travers le monde; elle avait même toujours été plutôt concentrée dans un assez petit nombre de pays. Après la chute de la France, à l'été de1940, alors que la Grande-Bretagne se retrouve seule à résister contre la marche victorieuse des armées allemandes en Europe, c'est l'aluminium canadien qui soutiendra l'effort qui permettra à la RAF de sortir vainqueur de la Bataille d'Angleterre. Le Canada produit alors plus de 80 % de tout l'aluminium du Commonwealth britannique. Les États-Unis sont les plus importants producteurs d'aluminium au monde, mais ils ne se joindront aux Alliés qu'un an et demi plus tard et leur consommation dépassera toujours leur capacité de production. Le Saguenay--Lac-Saint-Jean représentera pendant toute la guerre le plus grand centre de production d'aluminium au monde. Même après l'entrée en guerre des États-Unis, le quart de toute la production alliée s'y trouvera concentrée.
C’est cette concentration qui fait de la région une cible si invitante pour l'ennemi. La production d'aluminium est fortement dépendante de son alimentation en énergie électrique pour sa localisation, elle peut donc très difficilement être déplacée. Au plus fort de la guerre, les alumineries du Saguenay consomment le quart de toute la production électrique au Canada. En s'attaquant aux usines du Saguenay, on courait donc la chance d'éliminer 80 % à 90 % de toute la production d'aluminium du Commonwealth pendant de longs mois, peut-être même plus d'un an. Même pas besoin de détruire les usines, en fait, il suffisait d'interrompre la production, en coupant l'alimentation électrique, en déclenchant un arrêt de travail ou en provoquant quelque problème qui empêchât les cuves de fonctionner normalement pendant plus de 36 heures et toute production devenait automatiquement impossible pour plusieurs semaines, voire plusieurs mois, aussi longtemps en fait que les cuves n'auraient pas été démantelées pour les débarrasser du métal refroidi avant de les remonter pour relancer le procédé électrolytique.
Comment aurait-on pu s'attaquer à la production d'aluminium au Saguenay-Lac-Saint-Jean? L'idée est loin de paraître farfelue à l'époque. C'est le sabotage qui est considéré comme la première menace. Avec tout le mouvement de personnel qu'il y a autour des usines, il serait relativement facile d'y introduire un ou plusieurs saboteurs qui n'auraient besoin que de quelques outils et d'un peu de temps pour causer des dommages sérieux aux équipements de production du métal ou d'électricité. La compagnie a pris des mesures très tôt pour veiller à la protection de ses installations en constituant une force d'une trentaine de gardiens, mais le gouvernement allait aussi lui apporter une aide exceptionnelle sous la forme d'une compagnie de la Garde territoriale. Les Veterans Guards of Canada avait été mis sur pied à l'été de 1940 pour assurer la protection des installations gouvernementales et militaires seulement à l'intérieur du territoire canadien. L'importance de l'industrie de l'aluminium se trouve encore une fois soulignée par la décision des autorités canadiennes d'accorder à Alcan la seule exception faite de toute la guerre pour une entreprise privée en expédiant l'une des premières compagnies formées monter la garde autour des installations d'Arvida, de Chute-à-Caron et d'Isle-Maligne. On poussera même plus tard la faveur jusqu'à envoyer des VGC monter la garde autour du site d'extraction de la bauxite d'Alcan, en Guyane.
Au mois de mai 1940, après que l'Allemagne eut envahi le Danemark, les États-Unis et le Canada s'inquiétèrent pour leur approvisionnement en cryolite, un élément essentiel à la fabrication de l'aluminium, dont la seule source connue à l'époque se trouvait sur la côte du Groenland, une possession danoise. C'est encore une fois Alcan qui poussa les autorités canadiennes à provoquer un incident avec les États-Unis en lançant sa première « opération offensive » de la guerre. Le Nascopie, un petit navire de la Compagnie de la Baie d'Hudson, avec à son bord deux policiers de la GRC, un officier d'artillerie en vêtements civils et trois fusils-mitrailleurs opérés par quatre agents civils, fut expédié d'urgence pour « assurer la protection du Groenland » au nom du Canada. Aucun coup de feu ne fut tiré, mais l'incident irrita les Américains, qui voulaient eux aussi étendre leur protection sur l'île. Au Saguenay--Lac-Saint-Jean, pendant ce temps, les demandes pour qu'on augmente la protection autour des installations d'Alcan venaient de partout. Lorsque les travailleurs d'Arvida déclenchèrent un arrêt de travail au mois de juillet 1941, on cria au sabotage et les soldats de la 14e Batterie antiaérienne, récemment arrivés d’Halifax, renforcés de 300 hommes dépêchés d'urgence de Valcartier à bord d'une trentaine de véhicules, furent rapidement déployés pour reprendre le contrôle des usines[1]. Pour ce qui est de la défense antiaérienne, seule la grave pénurie de pièces d'artillerie dont souffrait le pays empêchait qu'on déploie davantage de canons dans la région. Un officier des services britanniques de lutte contre le sabotage, qui accompagnait l'officier de renseignement canadien dans son inspection du Saguenay en janvier 1941, qualifia le Saguenay--Lac-Saint-Jean de rien de moins que « the most tempting bottleneck in the British Empire industrial picture[2].»
Moins d'un an plus tard, les Japonais attaquent Pearl Harbour et un vent de panique souffle sur toute l'Amérique, auquel le Saguenay n'échappe pas. Après les experts britanniques, voilà les officiels Américains qui se mettent de la partie.
À peine deux semaines après Pearl Harbour, l'attaché naval américain à Ottawa intervient auprès du Comité conjoint des chefs d'état-major canadiens pour se plaindre de ce que les usines du Saguenay ne sont pas suffisamment protégées. Citant une lettre du consul américain à Québec, il insiste sur le fait qu'Arvida produit plus d'aluminium que toutes les usines américaines prises dans leur ensemble (une grossière exagération) et avertit que « It is reported on good authority (…) that in one of his early broadcast heard in this country Lord Haw-Haw warned that the great aluminum industry at Arvida would hear from the Germans at a future date. »[3] Américains, Britanniques et Canadiens sont donc tous d'accord, le Saguenay est menacé et il faut absolument le protéger.
Il ne se trouve encore à cette date dans la région pour protéger les installations d'Alcan que les quelques 250 hommes et les quatre canons lourds de la 14e Batterie antiaérienne, en plus des quelques 350 hommes des VGC, mais les développements allaient bientôt s'accélérer. Une première troupe arrive en janvier 1942 avec quatre mitrailleuses lourdes et le Canada reçoit enfin de nouveaux canons au printemps, des pièces légères Bofors de 40 millimètres à tir rapide. Au mois de juin, le 24e Régiment d'artillerie antiaérienne est mis sur pied pour prendre charge de la protection des usines du Saguenay et, presque au même moment, la 130e Escadrille de chasse vient s'installer au nouvel aérodrome de Bagotville, à quelques kilomètres d'Arvida, pour renforcer la défense contre les attaques aériennes. Au mois de novembre, huit nouveaux canons de 3,7 pouces viennent s'ajouter aux quatre vieilles pièces de 3 pouces et seize canons légers Bofors sont maintenant déployés autour d'Arvida, de Chute-à-Caron et d'Isle-Maligne.
L'effectif maximum sera atteint au milieu de 1943, alors que le millier d'artilleurs du 24e Régiment d'infanterie disposeront d'un arsenal de dix canons lourds et 22 canons légers déployés au Saguenay— Lac-Saint-Jean. Isle-Maligne peut maintenant compter sur deux canons de 3 pouces, quatre Bofors et deux postes de mitrailleuse pour assurer sa protection. Des postes de garde sont installés devant les barrages numéro 1, 3 et 4 et un puissant projecteur est utilisé pour surveiller la rivière à Forebay. Un camp a été érigé sur l'île d'Alma, près de l'endroit ou allait plus tard être érigée la nouvelle salle de cuves, pour loger la centaine de militaires chargés de la défense du secteur. Les artilleurs anglophones de la 14e Batterie antiaérienne ont été remplacés par de nouvelles unités francophones à partir de l'automne 1941[4].
Avec la construction de l'énorme centrale de Shipshaw, en 1942-1943, Isle- Maligne perd toutefois de son importance et la situation militaire s'améliore rapidement pour les Alliés après les défaites allemandes en Afrique du Nord et à Stalingrad, au début de l'année 1943. À l'automne, les canons sont retirés d'Isle-Maligne, qui ne conserve que deux pelotons (environ 80 hommes) de Veterans Guard pour surveiller la nouvelle salle de cuves et, surtout, la centrale. Les militaires quitteront définitivement la région à la fin de 1944. Aucune attaque n'aura été repoussée pendant les trois années où ils ont monté la garde, mais l'importance de la production saguenéenne d'aluminium était telle que la région s'était vue octroyer la plus importante protection militaire à l'intérieur du territoire canadien[5].
Malgré la distance, le Saguenay— Lac- Saint-Jean n'était d'ailleurs pas totalement à l'abri d'une attaque aérienne venue d'Europe. Une étude préparée en avril 1942 pour la Luftwaffe et le ministère allemand des Transports montrait que cette possibilité avait au moins été envisagée par l'ennemi[6]. En tête des 21 cibles potentielles sur « la côte de l'Atlantique et aux États-Unis » apparaissaient quatre alumineries, immédiatement suivies du site d'extraction de cryolite du Groenland. Les services de renseignements allemands auraient toutefois pu mieux faire leur travail dans ce cas-ci. Non seulement le site d'Arvida, de loin le plus important centre de production d'aluminium du continent, n'apparaissait pas sur la liste, mais on y trouvait une usine située à l'autre bout du continent, très loin de la «côte atlantique» évoquée par le titre du rapport. Or, cette usine de Vancouver, que les Allemands croyaient pouvoir trouver au Canada, se trouvait en fait près d'une autre Vancouver, située dans l'État américain de Washington. Reste que cette liste montre bien l'importance qu'accordaient les autorités allemandes à la production nord-américaine d'aluminium.
Aucun coup de feu ne fut tiré à Isle-Maligne ou à Arvida pendant ces trois années, mais le canon a tonné à plusieurs reprises autour de Chute-à-Caron et, surtout, à Saint-Gédéon. Les militaires ont besoin de s'entraîner régulièrement et la surface du lac Saint-Jean offrait un espace idéal pour le tir d'artillerie. On s'entraînait aussi parfois dans la forêt environnant le barrage de Chute-à-Caron, mais ce sont vraiment les plages de Saint-Gédéon qui étaient le rendez-vous préféré des artilleurs et des aviateurs du Saguenay, puisque les pilotes de Bagotville y venaient aussi combiner leur entraînement avec celui des trois batteries du 24e Régiment d'artillerie antiaérienne. Les avions remorquaient leurs cibles au-dessus du lac pendant que les artilleurs faisaient de leur mieux pour les atteindre avec leur canon lourd ou leur Bofors. Une tour d'observation avait été érigée dans le rang des îles et l'accès au lac était bien sûr interdit à la population locale.
Au cours de l'hiver 1943-1944, on pensa aussi à tirer profit des basses températures de la région pour expérimenter des lubrifiants et des pièces d'équipement à être utilisés pour les canons qu'on s'apprêtait à expédier à l'URSS. Saint- Gédéon fut encore une fois le site choisi et des canons de tous les genres y furent envoyés pour procéder aux essais par grand froid. Dès que la température descendait au-dessous d'un certain niveau, les artilleurs avaient ordre de tirer au-dessus du lac, quel que soit le jour ou l'heure. Des logements temporaires furent érigés près de la plage et des officiers russes se sont rendus sur place pour observer les essais. Un artilleur de l'époque se rappelle la colère du curé de Saint-Gédéon un dimanche où le tonnerre des canons l'avait forcé à interrompre sa grande messe[7].
La guerre a donc eu un impact important au Saguenay--Lac-Saint-Jean : des canons qui tonnent, des militaires en patrouille, des avions qui sillonnent le ciel par centaines et qui s'écrasent par dizaines dans les champs. Les apprentis aviateurs et les pilotes fraîchement brevetés de la 1re Unité d'entraînement opérationnel ont en effet connu de nombreux accidents pendant les trois années de leur séjour à Bagotville. La plupart du temps, c'étaient des chasseurs Hurricane ou des avions d'entraînement Harvard qui s'écrasaient ou devaient effectuer des atterrissages d'urgence dans les champs de Saint-Fulgence ou de Saint-Honoré, mais on a aussi vu parfois des bombardiers, dont un grand quadrimoteur Halifax qui s'est écrasé un jour juste au nord du village de Saint-Cœur-de-Marie.
À Isle-Maligne, on retrouvera peut-être encore aujourd'hui des traces des pièces de fixation des canons lourds. Pour ce qui est des canons légers Bofors, ils étaient le plus souvent montés sur des plates-formes mobiles et ne requéraient pas d'installations permanentes importantes. Il existe toutefois un plan qui indique leur position avec une certaine précision. Une première pièce se trouvait sur l'île d'Alma, en face du barrage numéro 1, à l'intérieur de la courbe que dessinait la ligne du chemin de fer avant de prendre la direction du sud. Une deuxième pièce se dressait à quelque 500 mètres à l'est, là où la rivière devient plus étroite, en aval de l'îlot de la centrale. Deux autres canons étaient déployés sur l'autre rive de la rivière : un près du Manoir du Rocher et l'autre sur les hauteurs qui dominent Forebay. Les deux postes de mitrailleuse se trouvaient de part et d'autre de l'accès nord de la centrale.
Lorsque les canons ont quitté Isle-Maligne, à l'automne de 1943, les soldats de la Garde territoriale sont restés pour surveiller la nouvelle salle de cuves temporaire, érigée pour la durée de la guerre seulement. La guerre a pris fin au printemps de 1945 et la demande d'aluminium a chuté brusquement. Alcan a bien fermé quelques salles de cuves et elle a même démantelé celle qu'elle avait construite à La Tuque en 1942, mais celle d'Isle-Maligne est restée. Avec la reprise qui s'est rapidement manifestée, de nouvelles salles de cuves ont été construites à Isle-Maligne, qui ont fonctionné jusqu'à ce qu'elles soient définitivement remplacées par celles de la nouvelle Usine Alma, en 2000. On peut toutefois se demander si la compagnie n’aurait jamais songé à produire de l'aluminium au Lac-Saint-Jean sans la forte croissance de la demande que la Deuxième Guerre mondiale avait engendrée.
[1] Contrairement à la rumeur maintes fois répétée, il n'y a jamais eu de char d'assaut dans les rues d'Arvida en juillet 1941. Le seul véhicule blindé utilisé pendant l'intervention d'urgence était le universal carrier, un petit véhicule sur chenilles parfois utilisé pour transporter une mitrailleuse (Bren Gun Carrier) ou, comme à Arvida, deux ou trois soldats.
[2] Traduction libre : « le plus invitant goulot d'étranglement dans le paysage industriel de l’empire Britannique ». Lettre du capitaine R.M.Haultain au vice-amiral Sir Humphrey Walwyn, Gouverneur de Terre-Neuve et au Chef de l'État-major de la Marine à Ottawa,7 janvier 1941 (Archives nationales du Canada,RG24, série D-1-b, vol. 3898, dossier 1035-1-3).
[3] Traduction libre : « Nous savons de sources sûres (…) que dans une de ses premières émissions radiophoniques entendues dans ce pays, Lord Haw-Haw a averti que la grande industrie d'aluminium à Arvida entendrait parler des Allemands un jour ». Lord Haw-Haw, de son vrai nom William Joyce, fils d'une mère anglaise et d'un père américano-irlandais, diffusa des émissions de propagande en langue anglaise, à partir de l'Allemagne nazie pendant toute la guerre.
[4] D'abord la 17e Batterie d'artillerie antiaérienne, que viendront bientôt rejoindre les 12e, 41e et 63e Batteries pour former le 24e Régiment d'artillerie antiaérienne.
[5] En excluant bien sûr les importantes bases navales des côtes atlantique et pacifique.
[6] Archives militaires allemandes, BA-NA,RL3/2359, « Einsatzaufgaben für Fernstflugzeuge », 27 Avril 1942. « Wichtige Rüstung- sanlagen an der Westatantikküste und in USA ».
[7] Entrevue avec Jacques De Grandmaison, un vétéran du 24e Régiment d'artillerie au Saguenay, juin 2002.